Le zèbre en moi

Cadeau d’une élève de 5e de son travail en arts plastiques. (2018)
Consigne : « Cachez le zèbre pour que le lion ne le mange pas »

Je lis ou j'entends souvent des avis tout faits sur nos élèves, sur leur niveau scolaire et leur avenir tout tracé, sur le niveau scolaire qui était meilleur avant, de la part de personnes parfois très influentes qui pensent tout savoir.
Et ces avis me mettent la plupart du temps en colère.
De ces colères sourdes qui me donnent des envies de violence et d'insultes, de façon j'avoue assez disproportionnée.

Je ne supporte par les mots comme "cet élève n'a pas sa place ici...".

Je sais pourquoi.
Et je vais parler de moi.

J'étais cet enfant insupportable aux yeux de beaucoup d'adultes des années 70, qui ne tenait pas en place et posait des centaines de questions par jour qui commençaient souvent par "pourquoi".
J'étais cet enfant qui piquait des colères soudaines et pouvait être franchement méchant avec ses congénères parce qu'il les trouvait un peu stupides.
J'étais cet enfant, troisième d'une fratrie, dont les parents avaient plus à faire avec le handicap de leur deuxième que les petits soucis du dernier.

J'étais cet élève qui ne tenait pas sur sa chaise et qui était puni au moins une fois par jour, qui défiait l'autorité en tentant de la contourner, rarement de front.
J'étais cet élève qui a passé tout son primaire dans un établissement Montessori, qui s'est construit un peu seul mais qui ne comprenait pas qu'on ne lui impose rien non plus.
J'étais donc cet élève qui est revenu "à la communale" dès la sixième et ne comprenait pas l'autoritarisme, qui n'avait intégré que très peu de règles de grammaire et ignorait alors sa dysorthographie.
J'étais cet élève qui n'a découvert que très tardivement adulte ses rayures de zèbre et en a voulu à la Terre entière de ne pas le comprendre ni lui avoir dit.
Mais j'étais cet élève assez doué pour rester sur le fil tout le temps pour ne basculer dans aucun camp.
J'ai malgré tout été cet élève qui a pris quatre années pour passer de la classe de 3e à celle de 1ère, à qui on a dit qu'il avait largement les capacités mais ne méritait pas de passer dans la classe supérieure.
Ou à qui on a pu dire qu'il n'irait pas bien loin.
J'étais cet élève qui n'en avait cure et qui avait décidé que les adultes en général, et les profs en particulier étaient intellectuellement très limités.

Et j'ai été cet élève qui a croisé deux enseignants qui ont su parler à son oreille de sale gosse et lui ont démontré qu'il se trompait.
J'ai été ce lycéen qui a découvert comme animateur de colonies son appétence pour l'encadrement et s'est dit très vite qu'il travaillerait à rendre les gens heureux, et qui a découvert le plaisir de la transmission.

J'ai été cet étudiant qui a décidé de devenir enseignant parce que c'était finalement un bon moyen de transmettre, et qui a choisi les mathématiques non pas par amour de la discipline mais uniquement parce que c'était pour lui le chemin qui lui demanderait le moins d'effort.

J'ai été ce prof qui n'aimait rien tant que des élèves réfractaires et atypiques, ceux pour lesquels il jubilait à l'idée de changer leur regard.
J'ai été ce prof qui a amené des soi-disant cancres en mathématiques à l'excellence, dont une avec qui il a découvert l'astronomie, pour la retrouver des années plus tard physicienne passionnée.
J'ai été ce prof qui a négocié avec un petit zèbre impertinent, et qui le mettait au défi de résoudre des énigmes difficiles pendant que le reste de la troupe travaillait sur des choses plus conventionnelles ; et qui l'a ainsi sorti d'une situation de quasi échec scolaire.
J'ai été en réalité cet enseignant qui, ayant eu une scolarité un peu chaotique, avait une facilité naturelle à comprendre les difficultés de ses élèves, et qui n'a pas eu besoin de lire Françoise Dolto (et d'autres) pour comprendre le fonctionnement d'un enfant atypique.

Je suis donc aujourd'hui ce chef d'établissement qui supporte mal de lire la condescendance exprimée sur les élèves en général et quelques élèves en particulier, celui qui, même s'il en collerait bien un ou deux contre le mur tellement ils sont insupportables, cherche sans arrêt les raisons qui peuvent expliquer un tel comportement.
(On peut remplacer "élèves" par "personnels", ça fonctionne aussi...).

D'une façon générale, je suis (comme la majorité des zèbres) hypersensible au sentiment d'injustice, que cela concerne les élèves, les personnels avec qui je travaille, ou moi-même.

Je suis celui qui peut se rendre malade d'un avis négatif et qui travaille comme un dingue pour anticiper tout et ainsi les éviter autant que possible.

Du fait des doutes exprimés par d'autres sur ma personne pendant mon enfance et mon adolescence, j'ai donc ensuite longtemps été celui qui, tout en sachant ce qu'il voulait, a très longtemps souffert du syndrome de l'imposteur.
Et qui grâce à un psychanalyste de génie, a su trouver son chemin et régler ainsi tous ses contentieux (disons les plus handicapants...).

Je suis celui qui enfin aujourd'hui est capable de dire sans honte ni gène qu'il sait faire, a des capacités, et se sent très exactement à sa place.

Et je suis celui qui se dressera encore longtemps contre ces intellectuels sachants et imbus de leur savoir, qui ont été n'en doutons pas d'excellents élèves au parcours sans tâche, qui n'ont probablement jamais connu ni croisé le moindre échec, mais qui se permettent de donner des leçons avec un mépris inouï, sans réaliser la violence de leur discours.

Je sais aujourd'hui pourquoi ils me mettent ainsi en colère.

Commentaires

Unknown a dit…
Comme c'est réconfortant de lire votre texte. J'ai été la même enfant. J'ai été cette directrice d'établissement SNCF, toujours étonnée que 15 ans après, mes anciens agents viennent encore à ma rencontre pour me saluer, du plus loin qu'ils me voient, au coin d'une rue.
Je suis cette enseignante qui un jour a voulu donner du sens à sa vie en tendant la main à des enfants à l'avenir incertain.
J'espère être bientôt devenir ce CE.
Merci
CPE a dit…
Encore merci ! Elève "peut mieux faire", CPE "originale" (qualificatif mélioratif ou péjoratif selon la personne qui me l'attribue...), je me demande si je suis "capable" de devenir chef d'établissement. Votre article résonne donc très fort chez moi...